Le trouble fête 26-08-2022

Texte et mise en scène Viviane Théophilidès
Jeu : Lou Wenzel
Régie : Thierry Pilleul

 

Compte rendu Philippe Barailla,
Photos Philippe Barailla et JYL

Le trouble fête

Solitudes…
Lou Wenzel, stoïque et seule sur scène, reflète l’extrême solitude de son personnage.
Elle incarne le dramaturge et poète allemand Jakob Lenz, dont toute la vie se déroule dans l’errance et le dénuement, de Zürich à Colmar, de Weimar à Moscou, de rencontres stériles en amours illusoires. Le poète, sujet à des crises de neurasthénie, considère son talent comme un handicap, un bras impérieux qui le détourne de la vie « normale » dont il rêve désormais.
L’oiseau éternellement migrateur cherche en vain un petit bout de terre où se poser ; il s’épuise à force de voler. Cet oiseau-là marche à pied, beaucoup, et surveille de près l’usure de ses semelles. Né en Lettonie, après onze années de galères diverses il revient à Riga où vit son père, son dernier recours, et le supplie : il veut travailler, enseigner le latin. Mais ce père invisible, éparpillé sur la scène, partout et nulle part à la fois, reste désespérément sourd et muet face au désespoir de son fils -peut-être même n’existe-t-il que dans son imagination. Devant ce mur implacable Jakob essaie tout : il renie son talent, renonce à écrire, détruit ses oeuvres, mais en vain : la malédiction le poursuit encore et toujours.
Archétype du génie malheureux, Jakob Lenz vit le romantisme dans les méandres de son quotidien, il l’incarne mieux que n’importe lequel de ses héros, hésitant entre désespoir et exaltation. Il y a en lui une grande faiblesse, mais transcendée par une force invincible qui affirme : non, les poètes ne sont pas inutiles, ils sont nécessaires -et immortels. Dans la scène finale où il s’abandonne à la mort, sur un trottoir de Moscou, il sort un livre du fond de son vieux sac : ce sont des poèmes d’Hölderlin. Dans la nuit froide, les pages brillent d’une lumière surnaturelle et éclairent son visage : il peut partir, ce feu ne s’éteindra jamais.
Le talent de Lou Wenzel s’exprime librement sur ce beau texte, entre espoirs déçus, éclats de rire sonores et moments de tristesse contenue où néanmoins les larmes guettent.
Un applaudimètre aurait certainement confirmé mon jugement : rarement le théâtre de la rue Gambon aura résonné d’une telle ovation.
Lou, Viviane, quel beau travail !

Commentaires Marie Botturi

Lou Wenzel a été formée à l’École nationale d’Art dramatique de la comédie de Saint-Étienne, elle a travaillé entre autres, avec François Rancillac, David Géry, Jean-Paul Wenzel, Adrien Lamande, Jean-Claude Berutti, Charlotte Baglan, Olivier Balazuc… Elle a mis en scène avec Jean-Paul Wenzel Frangins, un texte de ce dernier et Dehors devant la porte de Wolfgang Borchert, au Théâtre du Lucernaire.

Viviane Théophilidès est metteuse en scène et comédienne au théâtre. Ses premiers compagnons de route furent Roland Monod, Michel Fontayne, Antoine Vitez, Pierre Vial… avec lesquels elle partage l’aventure du Théâtre Quotidien de Marseille. En 1966, elle fonde sa première compagnie, le Théâtre Populaire des Pyrénées, à Pau, et sillonne la France avec de nombreux spectacles. En 1968, c’est le retour  à Paris,  elle crée la compagnie Viviane Théophilidès. Elle a également enseigné  sept ans au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. En 2002, elle cesse  son activité de directrice de compagnie indépendante, mais poursuit celle de mise en scène, parfois il lui arrive de remonter sur les planches. Elle s’est attachée autant  aux œuvres d’auteurs contemporains que classiques. Citons entre autres : Molière, Boris Vian, Bertolt Brecht, Paul Claudel, Federico Garcia Lorca, Roger Vitrac, Hélène Cixous, Gertrude Stein, Joseph Delteil, Alfred de Musset, Esther Vilar, Edward Radzinski, Denise Bonal, Anne Sylvestre, Louis Aragon, Jean Ristat, etc. Elle a aussi écrit des pièces, qu’elle a mises en scène elle-même, dont Joe Bousquet rue de Verdun (création au Printemps des comédiens à Montpellier et à la Chartreuse de Villeneuve-Lès-Avignon), Conte d’hiver et de neige (création à Arles, au Théâtre de la Calade), Notre théâtre flamenco (création au Théâtre des Carmes-André Benedetto d’Avignon, avec une troupe gitane).

Jacob Lenz (1751-1792), poète et dramaturge, est né en Livonie, aujourd’hui la Lettonie. Rejeté peu à peu par la société, après avoir quitté le toit familial, il n’a cessé de déambuler, en France, en Allemagne, par de nombreux chemins, cherchant sa place, harcelé par son père, un pasteur, qui voulait qu’il termine ses études de théologie, alors qu’il écrit, et de la poésie en plus, ce n’est pas sérieux ! Goethe l’aidera au début, il publiera ses premières œuvres en 1774. Il ne pourra pas toujours le soutenir, Jacob Lenz est devenu trop provocateur, eu égard au statut de Goethe, notamment lorsqu’il manque de respect pour la cour de Weimar. Les poètes ne font rien comme les autres… Son  amour contrarié, dont il souffre, pour Louise Koening, qui se mariera avec le baron Siegfried d’Oberkirch, contribue sans doute à le déstabiliser. Il subit des accès de démence, tout en continuant d’écrire sans rien gagner, la poésie cela n’a jamais rapporté… Il survit avec des fonctions de précepteur ici et là – au demeurant sa première pièce de théâtre a pour titre Le Précepteur –, de traducteur, parfois. Il sera retrouvé mort dans une maison, à Moscou où il s’abritait, il a 41 ans. C’est au XX° siècle que Jacob Lenz est redécouvert par un professeur de théâtre Arthur Kutscher, historien allemand de la littérature et chercheur en théâtre, et son élève… Bertold Brecht, avec la pièce Le précepteur.

Le trouble fête, que la Compagnie Louve nous a donné la grande joie de représenter sur la scène de l’excellent Garage Théâtre, est  une adaptation de Vivianne Théophilidès de la vie de Jacob Lenz qui s’appuie sur le livre de l’écrivain allemand Gret Hofmann (1931-1993), Le retour à Riga du fils prodigue J.M.R. Lenz.

Après avoir mis la morale bien-pensante de son père au feu, ses injonctions inébranlables, le poète revient à Riga après onze années d’errance, pour renouer avec ce lien brisé. Le besoin du père est central, dévorant, un père quitté pour l’écriture, pour le théâtre, la poésie. Main tendue, Vivianne Théophilidès, debout sur un des côtés de la scène, introduit en quelques phrases l’arrivée de Jacob Lenz à Riga. Puis Lou Wenzel entre en scène, Lou Wenzel, le poète Jacob Lenz, le dos chargé de bagages, un long manteau marron, un pantalon large flottant, le regard hagard. La fatigue, le désarroi. Il faut dormir. Par terre, cela ira très bien, un poète sans abri a l’habitude, les valises pour oreiller, cela suffit. C’est le réveil, Lou-Jacob  lève ses mains, ses doigts dessinent de la dentelle, cherchent quelque chose, comme un appel, un cri sourd, rentré. Retour au passé, aux tourments vécus, à l’épuisement, tout est là, dans ces mains élevées, dans une demi-lumière, tel un halo de soleil impossible.

Lou-Jacob se lève, marche, revient à ses bagages, les ouvre. Pas grand-chose là-dedans. Ah ! si les pierres si lourdes dans ses bagages, de beaux galets, plein de galets, un air de mer, du jour dans le cœur, un espace de joie inattendu, de fraîcheur, une étincelle d’espoir dans le désarroi. Vite, il faut qu’ils racontent le chemin, ces galets. Elle les prend dans ses mains, fébrile, par petits paquets, les aligne, les replace, hésite, se reprend. Là, oui, c’est bien, les galets ont l’air de dessiner le labyrinthe de la vie de Jacob Lenz, d’une existence de pierre, où le poème ne rapporte rien. À moins qu’ils ne soient des repères pour retrouver son chemin. Mais quel chemin, y en a-t-il un lorsque l’on est égaré, perdu pour le monde ?  Et puis Lou-Jacob nous raconte cette existence de pérégrination. Elle lève les bras en l’air, dos tourné, ses gestes, ses pas sont saccadés,  elle nous montre les forêts au fond, dans le noir, où elle a traîné aussi sa misère d’égarée. Nous les voyons ces forêts, nous sommes dans le noir nous aussi, nous sommes avec le poète, nous ne formons tous plus qu’un acteur-poète-public.

Le poète interpelle son père d’une voix criarde. Lui qui n’a cessé de le harceler, qu’il se montre maintenant ! Il a besoin de lui parler, de se raconter. Et lui, déjà, qu’il parle donc ! Lou nous donne à entendre ce cri du fils qui convoque en vain son père, qui a besoin de lui .Nous sommes pris dans cette émotion que Lou traduit dans une grande justesse, de tout son corps, qui nous étreint.  Il ne vient pas, ne répond pas, père traître pour un fils banni. Ça suffit, père ! Jacob s’abaisse, implore encore et encore, comme s’il n’avait pas assez reçu d’humiliations. Jusqu’où le conduira ce père qui ne pense qu’à sa notoriété, devenu en plus évêque. Lou est devenue complètement Jacob, même corps, même plainte, même voix serions-nous tenter de dire, même âme. Nous poursuivons ce chemin, avec elle, nous sommes avec elle, le cœur en alerte. Qu’il lui donne une lettre d’introduction ce père  pour un poste de précepteur. Précepteur, elle connaît, il y a quelque temps encore on lui en a proposé un poste de précepteur, seulement, c’était loin, trop loin. Est-ce que l’on  pense à ses chaussures usées, des bottes que Lou-Jacob a retirées, le cœur en vrille, pour nous en montrer les pauvres semelles ? Est-ce que les gens se rendent compte que sans bonnes chaussures, on ne peut marcher loin. Non seulement le poète ne vit pas de son écriture, mais il n’a pas de bonnes chaussures pour aller chercher son pain à manger. Voici maintenant le poète aux pieds nus devant nous.

Il ne cesse de l’appeler ce père, de l’implorer encore, miné de l’intérieur et dans tout son corps, sous sa coupe d’indifférence. Il boit une coupe d’amertume insupportable, de silence glacial. Pourtant, l’impression qu’il va entrer sur scène, ce père attendu, qu’il est là, juste derrière le rideau, au fond, qu’il suit le monologue. Qu’il monte donc en chaire, qu’il fasse un sermon, ce qu’il veut, mais qu’il parle ! De grâce, parlez-père ! Parlez-moi ! Cette fois, ça suffit, Lou-Jacob se lance sur un échafaudage de tuyaux métalliques, pieds nus, grimpe, redescend, grimpe, souple Lou, vive et éperdue, le cœur en feu du poète-oiseau y vibre, oiseau blessé qui se heurte sur la vitre d’une fenêtre fermée, cœur de neige émietté. Il ne faudrait pas qu’elle glisse. Père, sortez, venez, montrez-vous enfin ! Je vous attends. Toujours ce mur de silence insoutenable qui lui répond. Ah ! cette absence qui torture l’âme, chiffonne le regard. Pourtant, il lui a demandé maintes fois de revenir au bercail. Serait-ce que ce Monsieur a eu  vent des divers éclats de son fils, fils illégitime qui a brisé l’ordre social, familial, ah ! cette notabilité ! – nous savons que Jacob Lenz, a eu des fréquentations peu louables, comme l’on dit…, telles celle des milieux de la franc-maçonnerie et quelques autres sociétés douteuses… 

Rien n’y fait, assassin le silence du père. C’est comme cela qu’on tue un poète. Qu’il soit donc pasteur comme lui ce fils maudit ! Trouble fête ! Ah ! ces poètes qui ne sont pas raisonnables, qui gâchent tout ! ! ! qui dérangent le bonheur des chaumières…  Lou-Jacob redescend, marche. Affolement, désarroi, les pieds nus en sont comme le signe exacerbé. Vite, les cailloux, oui, c’est cela qu’il faut faire.  Elle les dérange, de plus en plus fébrile, en nage, en ajoute d’autres restés en rade, dessine on ne sait quoi, si on comprend, ce sont des lettres, mais la main tremble, le poète divague, mais il est sûr de lui. Il faut écrire. Oui, ça y est le mot s’écrit, Révolution. Tout Jacob Lenz est là, tout ou rien. Jacob Lenz a toujours refusé les fausses solutions. Anticonformiste, non par principe, c’est la nature du poète, un point c’est tout !

Retour vers les bagages. Il n’y a plus rien là-dedans qui sert, si encore quelques livres, ils  ne parlent plus non plus. Et puis, au moment où le désespoir, la déréliction allaient avoir le dernier mot, il reste un livre. Un livre qui s’allume en l’ouvrant, un livre de rêves, de magie, un conte de fées-lumières. L’éblouissement, dans lequel nous sommes emportés, transportés nous aussi, émerveillés. Qu’est-ce donc qui est écrit ? Quoi, Hölderlin, lui, vraiment le poète Hölderlin ? ! Miracle du livre-fée, Hölderlin est là, Jacob Lenz avec lui, Lou-Jacob est illuminée, immense sourire qui trace le chemin de la poésie, les cailloux-poésie, le vrai repère, la source d’eau vive.  « Malgré nous le rêve a bonne mémoire », écrit Claude Roy. Le rêve salvateur, avec en arrière-fond la question de Hölderlin, dans une strophe de l’élégie « Pain et Vin », composée vers la fin de l’année 1800 : « À quoi bon des poètes en ces temps de détresse ? »

Le spectacle arrive à sa fin. Le poète aux pieds nus remet son manteau de misère, regagne sa couche de fortune, pose sa tête sur une valise. Les mains s’élèvent à nouveau, les doigts s’écarquillent. Salut ! le poète. De toi, de poésie, nous avons besoin, d’autant plus qu’elle ne sert à rien !

Merci à Lou Wenzel, à Viviane Théophilidès  pour ce Trouble fête tourbillonnant, pour ces éclairs de cailloux-poésie-source. Merci pour la Poésie tout court, car c’est elle la reine, si peu lue, trop peu lue, mais qu’on aime indéfectiblement à entendre. Il faut souhaiter, espérer, que Lou Wenzel parte jouer de nombreuses fois ce Trouble fête, qu’elle déambule à la manière du poète… Et Francis Jammes se pointe là, tout aussi discrètement, et assuré, lui pour qui les poètes ne meurent pas, toujours ils seront  « au Paradis, où sont les étoiles en plein jour ».