Une trop bruyante solitude
de Bohumil Hrabal (Éditions Robert Lafont /traduction française Anne-Marie Ducreux-Palenicek)
Jeu : Thierry Gibault
Adaptation et mise en scène : Laurent Fréchuret
Photos : Philippe Barailla et Patrice Vatan
Impressions Philippe Barailla
La pièce magnifiquement jouée en monologue par Thierry Gibault est une adaptation du roman du même titre publié par l’écrivain tchèque Bohumil Hrabal en 1976.
Le seul personnage, immobile sur une minuscule scène faite d’une palette de bois, se nomme Hanta, buveur de bière, compresseur de livres de son état. Sa mission est d’appuyer sur un bouton pour faire fonctionner une puissante presse qui écrase des livres tombés à la trappe, au sens propre. Au sens figuré aussi : ces ouvrages sont « suspects ». Pour tout dire, la hiérarchie d’un État totalitaire non nommé – mais qui ferait un peu penser à l’URSS de Leonid Brejnev – préfère les soustraire à la curiosité du public. Simple précaution, ces lectures subversives pouvant attiser des velléités démocratiques malvenues non nommées – mais qui feraient un peu penser au printemps de Prague de 1968.
Mais Hanta, malheureusement pour son patron, adore la littérature, et certains livres attirent son attention. Il les lit avant de les compresser, à contre cœur mais avec une conscience professionnelle qui dépasse ses scrupules. Son rendement est évidemment affecté par cette étrange méthode. Son travail de destruction, sa belle machine à broyer, sont pour lui des passions purement techniques, même s’ils sont l’outil de la censure. Hanta est un ouvrier consciencieux qui tient à faire de la belle ouvrage, fermant douloureusement les yeux sur l’idéologie.
Emporté par un zèle paradoxal, il visite des installations modernes où les livres sont détruits en grande quantité, dix fois plus vite, sans état d’âme, par de jeunes loups buveurs de lait, qui suscitent en lui autant d’admiration pour la technique que de dégoût pour cette froide inhumanité.
Et il songe à sa presse artisanale obsolète et peu performante, qu’il voudrait voir continuer à fonctionner tant bien que mal, avec la lenteur nécessaire pour qu’elle ressemble, sans qu’il se l’avoue, à un acte de résistance.
Thierry Gibault offre une prestation remarquable, dans la peau de ce personnage complexe et angoissé, dont la tenue maculée de taches diverses est l’image torturée de ses conflits intérieurs.
Impressions Patrice Vatan
Au commencement est le Verbe.
Bohumil Hrabal n’est venu au monde que pour écrire « Une trop bruyante solitude », avoue quelque part l’écrivain tchèque traqué par la censure après le Printemps de Prague.
Quel beau titre ! s’enflammait hier soir au Garage-Théâtre Jean-Paul Wenzel dans sa présentation du texte qui, rappelons-le, n’irradie nos cortex que sous sa forme traduite du tchèque par Anne-Marie Ducreux-Palenicek.
Le Verbe s’arrime au plus près d’un homme, Hanta, contraint depuis 35 ans de manœuvrer une presse démentielle, pilon issu de l’enfer de la censure qui réduit à rien les livres bannis par un régime totalitaire.
L’auteur écrase en démiurge son personnage, comme la cave, la presse, l’oppression laminent ce dernier.
Et le Verbe de Hrabal d’exacerber les rats qui grouillent au-dessus de la tête de Hanta en créatures mythologiques ; de pousser jusqu’à l’hyperbole chaque mot campant la sape mortifère de la cave que seules illuminent de fugaces apparitions d’une petite Tzigane.
Ensuite est l’Acteur.
Arrivé modestement par la porte du garage en Monsieur-tout-le monde comme rentré en lui-même (un côté Donald Pleasence), la lampe nue qui l’éclaire, monté sur une simple palette de bois, dévoile un Hanta sortant des forges de Vulcain, dépenaillé, le chef et les bras salis d’une crasse noirâtre, crachant le Verbe qu’il arrose de grande rasades d’une bière tchèque, peut-être de la Pilsner Urquell dans l’esprit de Bohumil (mais achetée à Cosne en supermarché), dont il laisse couler de repoussants filets sur un maillot déjà bien entamé.
Thierry Gibault, énorme, chargé à ras bord de Hanta.
À la rencontre du Verbe et de l’Acteur, la fusion ; feu roulant, interminable des bravos desquels émerge de la coulisse, quelques minutes plus tard, un Monsieur-tout-le-monde comme rentré en lui-même.